Les Vins issus de Raisins Oblongs : Exploration autour du Muscat d’Alexandrie

Qu’entend-on par raisins oblongs ? Focus sur le Muscat d’Alexandrie

Le monde viticole français accorde traditionnellement une place particulière aux cépages dits “à vin”, dont la baie est généralement de petite taille et plutôt sphérique, contrairement aux cépages dits “de table” souvent plus oblongs ou allongés, à la pellicule plus épaisse et à la chair croquante. Parmi ces raisins, le Muscat d’Alexandrie occupe une position singulière. Ce cépage blanc aux grappes généreuses, bien connu pour sa taille longue, gonflée et translucide, est cultivé depuis l’Antiquité en Méditerranée.

En France, il est surtout exploité dans le Roussillon pour des Vins Doux Naturels comme le Muscat de Rivesaltes ou dans le Sud-Ouest pour le Muscat de Frontignan, mais il trouve aussi son terreau en Espagne, en Italie et même en Afrique du Sud (sous le nom d’Hanepoot). Il s’agit d’un des rares cépages à la fois courants sur les étals de fruits frais et dignes d’attention pour la vinification. Pourtant, est-il réellement adapté à la production de vins de qualité ?

La typicité du Muscat d’Alexandrie et des raisins oblongs : quels enjeux pour la vinification ?

La morphologie même du raisin influe fortement sur sa capacité à produire un vin équilibré et aromatique. Les raisins oblongs, comme le Muscat d’Alexandrie, possèdent des caractéristiques très différentes des cépages typiquement utilisés pour le vin :

  • Une baie volumineuse : plus d'eau et un ratio peau/jus modifié, ce qui peut diluer les arômes lors de la vinification.
  • Peau épaisse : concentration potentiellement plus élevée de tanins et de composés phénoliques mais aussi susceptibilité à l’extraction d’amertume.
  • Sucres élevés : grande aptitude à atteindre des maturités poussées, idéale pour les vins doux.
  • Arômes intenses : profil musqué, floral (rose, fleur d’oranger), et fruité (pêche, abricot), ce qui fait la popularité du Muscat pour la consommation en frais, mais aussi en vin doux naturel.

Ces traits provoquent parfois une sous-estimation de leur potentiel pour la vinification classique – on leur reproche une structure trop légère ou un manque de complexité.

Des usages traditionnels aux innovations : voyages des vins de Muscat d’Alexandrie

L’usage du Muscat d’Alexandrie en vinification n’a rien de marginal, au contraire. Ce cépage n’est pas l’apanage du simple raisin de table. Son rôle est majeur dans la production de Muscats doux naturels, notamment :

  • Le Muscat de Rivesaltes (France) : Environ 820 hectares de production (source : FranceAgriMer, 2023)
  • Le Moscato di Pantelleria (Italie)
  • Les Hanepoot Jerepigo et Hanepoot Straw Wine (Afrique du Sud)
  • Le Moscatel espagnol dans certains vins de Xérès ou de Malaga

Ces vins, issus de raisins à maturité très avancée, bénéficient de la capacité du Muscat à conserver ses arômes même à des degrés de sucre remarquables. Par exemple, les Muscat de Rivesaltes dépassent fréquemment 100 g/L de sucres résiduels pour garder ce style liquoreux, sans sombrer dans la lourdeur.

En dehors de ces usages classiques, des domaines pionniers explorent depuis une dizaine d’années la création de vins secs et semi-secs. Des producteurs catalans ou siciliens, par exemple, travaillent le Muscat d’Alexandrie en macération pelliculaire ou en fermentations naturelles pour révéler une palette d’arômes plus complexe. On retrouve ainsi des profils originaux : notes d’agrumes confits, écorces, kumquat, gingembre, et même thé vert.

Pourquoi certaines baies oblongues restent-elles rares dans les cuves ?

Si le Muscat d’Alexandrie a percé, beaucoup d’autres raisins à baies oblongues – comme Chasselas de Moissac, Sultanine, Italienne, ou Centennial Seedless – restent très minoritaires dans la cuve. Pour quelles raisons ?

  • Rendements peu adaptés à la vinification : leur chair abondante, peu concentrée, entraîne des moûts bien plus dilués que ceux issus de cépages « à vin ». On estime qu’il faut jusqu’à 1,3 à 1,5 kg de raisin de table pour 1 litre de moût apte à la fermentation, contre 1,1 kg chez des cépages « vitis vinifera » classiques (source : INRAE).
  • Richesse aromatique moindre : exception faite du Muscat, la majorité des raisins de table manquent de précurseurs aromatiques spécifiques qui se transforment sous l’effet des levures lors de la fermentation, donnant le bouquet complexe d’un vin traditionnel.
  • problématique des pépins et de la texture : pour certaines variétés, le ratio pulpe/peau/pépins n’est pas optimal et peut engendrer des notes d’amertume ou de végétal peu flatteuses.

Le Muscat d’Alexandrie fait figure d’exception car son arsenal aromatique (monoterpénols, linalol, géraniol, nerol…) compense en partie la dilution, rendant la vinification intéressante.

Techniques et défis spécifiques pour vinifier le Muscat d’Alexandrie

Pour tirer profit de raisins à la pulpe abondante et à la chair ferme, les vignerons adaptent leur travail :

  • Pressurage doux et fractionné pour éviter d’extraire trop de composés herbacés ou d’amertume de la pellicule.
  • Macération pelliculaire, parfois sur quelques heures, favorisant l’extraction des arômes de muscat typiques, mais nécessitant une grande maîtrise pour ne pas entraîner de notes trop “vertes”.
  • Fermentation à basse température : pour préserver les arômes de fleur d’oranger, de litchi et de pêche.
  • Cryoextraction ou passerillage : ces pratiques concentrent le sucre des baies et intensifient les arômes avant la vinification des versions liquoreuses, comme à Rivesaltes ou Pantelleria (source : Institut Français de la Vigne et du Vin).
  • Élevage oxydatif ou non oxydatif : certains muscats sont élevés sous voile comme les vins jaunes du Jura ou simplement protégés de l’air pour garder leur tranchant aromatique.

Chaque choix influe sur le style : le Muscat d’Alexandrie peut s’exprimer en vin doux naturel, effervescent, sec, voire orange (en macération longue).

L’expression aromatique incomparable du Muscat d’Alexandrie

Le principal argument en faveur de sa vinification réside dans son potentiel aromatique :

  • Dominante muscatée : marquée par une impression florale puissante (rose, jasmin, fleur d’acacia).
  • Fruits exotiques : litchi, mangue, pêche blanche, poire.
  • Agrumes confits : zeste de citron, mandarine.
  • Nuances épicées : gingembre, muscade, cardamome parfois sur fond de miel ou de résine, surtout après quelques années de garde.

C’est cette richesse expressive qui a valu au Muscat d’Alexandrie un succès mondial, avec des régions capables de diversifier les profils selon le terroir et la vinification. On recense une quarantaine d’AOC et IGP en Europe intégrant ce cépage dans leur réglementation (source : OIV 2023).

Un raisin oblong tombé dans la cuve : anecdotes et impact historiqu

Longtemps, la frontière entre “raisin de table” et “raisin de cuve” fut poreuse. Au XIX siècle, dans le sud de la France, il était courant de compléter les moûts issus de récoltes insuffisantes par n’importe quel raisin disponible, y compris les variétés oblongues à chair juteuse. Cependant, l’évolution des exigences qualitatives et réglementaires (l’INAO interdit l’utilisation de certains cépages dans les vins d’appellation) a conduit à un recul de cette pratique, sauf exceptions tolérées historiquement ou dans des contrées bénéficiant de règles plus souples.

Un exemple marquant est celui du Hanepoot Straw Wine en Afrique du Sud, élaboré à base de Muscat d’Alexandrie séché sur paille pour augmenter la concentration : la bouteille 2009 de Mullineux & Leeu Family Wines a reçu 96 points par Wine Spectator, démontrant qu’un cépage typé “table” pouvait obtenir des distinctions internationales en version liquoreuse.

En France, certains vignerons nature relancent la tendance, expérimentant des fermentations spontanées avec des raisins oblongs peu conventionnels, pour proposer des “vinifications alternatives”. Ces cuvées restent confidentielles mais contribuent à élargir le champ des possibles.

Entre tradition et renouveau : quelle place pour les raisins oblongs dans l’avenir viticole ?

Face au réchauffement climatique et à l’évolution des goûts, des cépages à maturité tardive et à forte résistance (comme le Muscat d’Alexandrie) présentent des atouts pour la production de vins adaptés aux défis actuels. Leur capacité à générer des styles très différents, de l’effervescent frais au liquoreux aromatique, ouvre la voie à l’expérimentation tant en France que dans le reste du bassin méditerranéen.

L'enjeu sera, cependant, de préserver la finesse et la complexité. Les essais réussis en vinification sèche ou en vins “orange” sont à suivre de près, tout comme les croisements récents visant à tirer profit de la rusticité et des arômes Muscat, tout en affinant la structure en bouche.

Au final, la production de vin avec des raisins oblongs comme le Muscat d’Alexandrie n’est pas seulement possible : elle s’inscrit dans une tradition millénaire et un renouveau créatif porteur d’avenir pour les amateurs de vins distinctifs et expressifs.

Sources :

  • FranceAgriMer : www.franceagrimer.fr
  • Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV), rapport annuel 2023
  • Institut Français de la Vigne et du Vin
  • Wine Spectator, archives 2009

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