Vers un chai bas carbone : intégrer solaire, géothermie et récupération de chaleur dans la viticulture moderne

Pourquoi verdir le chai ? Les enjeux énergétiques propres à la vinification

Le chai n’est pas un bâtiment comme un autre : entre thermorégulation, humidité maîtrisée, brassages et pompages, il concentre une forte densité d’énergie, souvent masquée par la tradition. D’après l’ADEME, le poste énergétique du chai pèse à lui seul jusqu’à 40% de la facture d’une exploitation vinicole. La transition énergétique s’impose donc à la fois par la contrainte économique et environnementale.

Les besoins principaux tournent autour de :

  • Le maintien d’une température stable et d’un taux d’humidité contrôlé, critiques pour la qualité des vins.
  • La production d’eau chaude pour le nettoyage et la désinfection des cuves et matériels.
  • L’éclairage, notamment lors des vendanges et vinifications nocturnes.
Or, selon l’IFV (Institut Français de la Vigne et du Vin), un chai consomme entre 80 et 150 kWh/an/m. Réduire la dépendance aux énergies fossiles et à l’électricité conventionnelle répond à la fois aux attentes sociétales, au défi du changement climatique et à la hausse prévisible des prix de l’énergie.

Le solaire, l’allié polyvalent pour électricité et eau chaude

Deux approches dominent dans l’usage du solaire au chai : photovoltaïque pour l’électricité, thermique pour l’eau chaude. Chacune répond à des usages distincts mais complémentaires.

Photovoltaïque : couvrir ses besoins, vendre ses excédents

La surface de toiture des chais modernes offre un gisement solaire rare. Selon l’Agence Internationale de l’Énergie, une installation de 100 m en Nouvelle-Aquitaine (zone très ensoleillée) produit environ 14 000 kWh/an, soit l’équivalent de la consommation électrique de 4 à 5 chais traditionnels hors climatisation.

  • Autoconsommation et vente : Grâce à l'autoconsommation, le producteur réduit son achat au réseau. Les heures ensoleillées coïncident très souvent avec les besoins en énergie du chai (pompes, éclairage, rafraîchissement diurne).
  • Investissement : Les coûts se sont effondrés en 15 ans : de 4 000 €/kWc en 2010 à moins de 1 000 €/kWc installés en France métropolitaine en 2023 (source : PV Magazine, EDF ENR). Une aide à l’investissement de l’ADEME ou de la Région peut encore abaisser le seuil de rentabilité.
  • Retour sur investissement : Environ 7 à 10 ans, accéléré par la hausse du prix de l’électricité et la revente d'excédents via l’OA Solaire. À noter : certains domaines produisent désormais plus que leur propre besoin, se transformant en micro-fournisseurs (ex : Château Montrose, Médoc, 760 m de panneaux, cf. LSA 2021).

Solaire thermique : pour l’eau chaude sanitaire et le lavage

Des capteurs solaires thermiques couvrent souvent 60 à 70% du besoin annuel en eau chaude pour un chai. Un système de 10 m de capteurs, bien orienté, produit environ 5 000 à 6 000 kWh/an, suffisant pour alimenter les laveurs, douches, robinets et désinfection.

Point clé : S’équiper d’un ballon de stockage adapté permet de profiter des heures les plus ensoleillées pour accumuler l’énergie et l’utiliser ultérieurement, limitant la sollicitation des chaudières complémentaires.

  • Moins d’usure des résistances électriques classiques.
  • Réduction immédiate des émissions de CO.
  • Technologie éprouvée, coûts faibles de maintenance.

Géothermie : la stabilité thermique au service du vin

La maîtrise fine de la température dans le chai conditionne la réussite de la fermentation et le vieillissement des vins. Les variations excessives ruinent la subtilité aromatique et l’équilibre microbien essentiel.

Deux grandes technologies adaptées au chai

  1. La géothermie sur nappe, idéale dans les vallées alluviales :
    • Exemple : en Val de Loire, une nappe phréatique peu profonde (< 20m), température stable autour de 12-14°C toute l’année. La récupération de calories ou frigories via pompe à chaleur géothermique permet de maintenir le chai constamment autour de 13-15°C : idéal pour la conservation.
    • Performances : un coefficient de performance (COP) de 4 ou 5 est courant (source : BRGM, 2022), soit 1 kWh consommé pour 4 à 5 kWh de chaleur/frigorie restituée.
    • Limitation : nécessité d’un forage autorisé, investissement initial conséquent (20 000 à 50 000 € pour un chai de 600 m2) mais amortissable en moins de 15 ans.
  2. La géothermie sur sondes verticales (bâtons de 80-120m) :
    • Possible même en dehors des vallées, y compris en zone argilo-calcaire.
    • La stabilité thermique offerte est très supérieure à la climatisation classique : pas de souffle d’air desséchant, humidité mieux préservée.
    • Coût stalinisé depuis 2015, succès en Bourgogne : les domaines Faiveley et Joseph Drouhin équipés depuis 2018 (sources : Les Echos, France 3 Bourgogne).

L’un des intérêts majeurs

L’extrême sobriété de la géothermie : sur la durée, une pompe à chaleur géothermique consomme 2 à 3 fois moins d’électricité pour un résultat identique à une climatisation classique. D’où une facture énergétique annuelle souvent divisée par 2 ou 3, en particulier pour les chais avec large volume à contrôler (source : ADEME 2023).

Récupération de chaleur : valoriser l’invisible

Derrière les cuves en fermentation, les équipements de froid industriels, les laveuses de bouteilles ou les compresseurs se cache un fort potentiel de récupération de calories. Selon un rapport du CIVC (Comité Champagne), la récupération de chaleur permet d’abaisser de 20 à 35 % la consommation électrique des caves dotées de groupes de froid.

  • Fermentation alcoolique : elle dégage une quantité de chaleur significative. Certains producteurs équipent désormais leurs cuves de serpentins récupérateurs, connectés à un ballon-tampon qui chauffe l’eau du chai, évitant jusqu’à 5000 kWh/an de gaspillage énergétique pour une cuverie de 1000 hl (source : Revue des Œnologues 2023).
  • Pompes à chaleur à double usage : les groupes froids qui servent au maintien de la température peuvent être « inversés » pour produire de l’eau chaude à partir des calories extraites de l’air ou du fluide de refroidissement. Le Domaine de La Vougeraie (Bourgogne) tire ainsi 70% de ses besoins en eau chaude de cette source secondaire (sources : Terre de Vins 2022).

Le "free cooling" (refroidissement passif nocturne) : technique qui capte l'air extérieur nocturne quand la température baisse, pour refroidir les cuves sans faire tourner de groupe froid, largement déployé dans le Bordelais depuis 2019.

Combiner intelligemment les solutions : de la synergie au pilotage numérique

Les trois univers énergétiques ne s'annulent pas mais se complètent. La clef n'est pas d'empiler toutes les technologies mais d'assembler celles qui répondent au vrai profil énergétique de l’exploitation.

  • Automatisation et IoT : Les capteurs connectés (hygrométrie, température, consommation réelle d'électricité/eau chaude) pilotent en temps réel les équipements verts pour fiabiliser le process et optimiser la sobriété — technologie éprouvée au Château Cheval Blanc et ses 19 000 m de volumes thermorégulés (source : La Revue du Vin de France).
  • Gestion saisonnière : L’énergie solaire abondante en été est stockée via l’eau chaude ou en batteries/redirection sur le réseau, tandis que la géothermie apporte le « coup de pouce » en intersaison/hiver : c’est ce qui a permis à certains domaines en Champagne de réduire leur appel de puissance de 40% sur une année moyenne.
  • Modulation selon les étapes de vinification : La récupération de chaleur est particulièrement stratégique lors des vendanges et fermentations, puis la gestion de la fraîcheur domine pour l’élevage.

De nombreux assureurs et organismes certificateurs (Ecocert, Terra Vitis, HVE) valorisent aujourd'hui la performance énergétique globale du chai, y compris dans la notation environnementale des vins. Investir dans la sobriété énergétique devient aussi un argument concret lors des certifications et de l’export.

Les obstacles : investissement, réglementations, accès au foncier… et comment les dépasser

Si le gain énergétique et environnemental est prouvé, certains freins ne sont pas à négliger :

  • Investissement de départ : notamment pour la géothermie ou le combiné solaire+stockage. Plusieurs dispositifs d’appui existent (Crédit d’Impôt Transition Energétique, aides FranceAgriMer, subventions régionales spécifiques à la viticulture).
  • Complexité réglementaire : forage géothermique soumis à autorisation (DREAL), installations solaires parfois contraintes en zone AOC pour le respect du paysage (Architectes des Bâtiments de France).
  • Maintenance : Formation nécessaire, mais la plupart des installateurs proposent un contrat de suivi pour piloter les installations et les mettre à jour au fil des évolutions réglementaires.
  • Compatibilité avec les process traditionnels : Adapter certaines installations (cuves anciennes, isolation insuffisante).

Chais pionniers et témoignages : la preuve par l’exemple

  • Bordeaux : Château Cheval Blanc (St-Émilion) : géothermie verticale, solaire, récupération de chaleur de fermentation et « free cooling » — réduction de 80% des émissions énergétiques en 8 ans (source : RVF 2022).
  • Champagne : Maison Drappier à Urville : autoconsommation solaire, pompe à chaleur eaux usées. Plus de 95% des besoins couverts par le renouvelable (source : Terre de Vins, décembre 2022).
  • Val de Loire : Domaine des Grandes Vignes (Bio), son chai produit plus d’électricité qu’il n’en consomme sur l’année grâce au photovoltaïque, et la géothermie stabilise l’ambiance, permettant une économie annuelle de 12 000 € (Ouest-France 2022).

Changer d’échelle : ce que la révolution énergétique change dans la filière viti-agricole

La généralisation des énergies renouvelables dans les chais participe à une nouvelle donne pour la filière :

  • Réduction des coûts de production, donc meilleure résistance face aux crises énergétiques.
  • Image de marque valorisée, éléments différenciants pour la commercialisation (particulièrement à l’export).
  • Participation concrète aux objectifs « bas carbone » des filières agricoles, en cohérence avec l’Accord de Paris et les attentes de la société civile.
  • Effet d’entraînement possible sur l’ensemble des exploitations agricoles (caves coopératives, domaines indépendants, négoces…)

La réussite des exemples pilotes montre que l’innovation énergétique dans le chai ne relève plus de l’utopie mais de l’exigence stratégique. La diversité de solutions, adaptables à tout terroir, laisse entrevoir de nouveaux équilibres entre performance, durabilité et expression du vin.

Pour aller plus loin