Comprendre les nuances : cépages rouges classiques et cépages teinturiers décryptés

Introduction : Quand la couleur de la vigne raconte une histoire différente

Il existe près de 10 000 cépages recensés dans le monde (source : OIV, 2022). Pourtant, une distinction intrigue souvent les passionnés : la différence entre un cépage rouge classique et un cépage teinturier. Derrière cette apparente nuance chromatique se cachent en réalité des implications majeures pour l’élaboration des vins, sur leur production, leur histoire et leur place dans les vignobles du monde.

Définition et caractéristiques des cépages teinturiers

Une pigmentation exceptionnelle : chair et jus rouges

Un cépage teinturier est une variété de vigne dont la différence fondamentale tient à la couleur de sa chair – elle est rouge ou noire, contrairement à la majorité des cépages rouges dont la pulpe reste claire. Là où la plupart des variétés de raisins rouges ont un jus presque transparent, le cépage teinturier possède un jus fortement coloré, à cause de la présence d’anthocyanes directement dans la pulpe, et pas seulement dans la peau.

  • Cépages classiques rouges : Pellicule colorée, chair claire. Le jus obtenu est incolore.
  • Cépages teinturiers : Pellicule et chair colorées. Le jus pressé est déjà intensément rouge.

Cette particularité fait des cépages teinturiers une « exception » dans le panorama viticole mondial. Les plus célèbres : l’Alicante Bouschet, le Grand Noir de la Calmette, le Morrastel Bouschet, ou encore le Saperavi géorgien.

Origine génétique

La plupart des cépages teinturiers sont issus de croisements avec des variétés « pères » teinturières : le Teinturier du Cher, sélectionné en France au XIXe siècle, ou encore l’Alicante Ganzin. L’Alicante Bouschet, star des teinturiers, est par exemple le résultat d’un croisement entre la Grenache et le Petit Bouschet imaginé par Henri Bouschet en 1865.

Le Saperavi (Géorgie), quant à lui, est l’un des rares cépages teinturiers naturellement anciens, utilisé sans discontinuer depuis plus de 5 000 ans (source : Jancis Robinson).

Cépage rouge classique : pellicule colorée, pulpe translucide

Pour la quasi-totalité des grands vignobles, un cépage rouge classique possède une pellicule riche en anthocyanes, responsables de la nuance rouge, noire ou bleue du raisin. Mais sa chair est translucide, d’un blanc-verdâtre. Lors du pressurage, le jus spontanément extrait est donc clair.

La couleur si recherchée pour les vins rouges provient alors du contact entre le jus et la peau, lors de la macération. Parmi les plus connus : Merlot, Pinot Noir, Syrah, Cabernet Sauvignon, Grenache noir, et tant d’autres.

  • Schéma classique de vinification rouge : extraction de la couleur durant la macération, par diffusion des pigments de la pellicule vers le moût.

Comparatif visuel et anatomique

Critère Cépage rouge classique Cépage teinturier
Pellicule (peau) Colorée (anthocyanes) Colorée
Chair (pulpe) Clair/verte Rouge/noire (anthocyanes)
Jus extrait à la presse directe Clair, incolore Rouge, teinté
Exemples Merlot, Grenache, Syrah Alicante Bouschet, Saperavi, Dunkelfelder

Les enjeux en vinification : pourquoi choisir un cépage teinturier ?

Remédier à un déficit de couleur ou de structure

La principale utilité historique et actuelle des cépages teinturiers reste leur forte contribution à la couleur des vins rouges. Face à des raisins trop pâles (météo, cépages faiblement pigmentés, vins de masse…), leur assemblage permet de donner un « coup de renfort » à la robe. En France durant la première moitié du XXe siècle, l’Alicante Bouschet a ainsi sauvé nombre de cuvées en Languedoc, Bordelais et même en Champagne (avant la Révolution vigneronne des années 1970). Jusqu’à 70 000 hectares d’Alicante Bouschet étaient cultivés en France avant la crise du phylloxéra, contre moins de 4 000 aujourd’hui selon FranceAgriMer (FranceAgriMer).

  • Coloration du vin : En macération courte, un teinturier offre un jus aussi intense que plusieurs jours de macération classique avec d’autres cépages.
  • Rendement colorant : L’Alicante Bouschet peut contenir jusqu’à 350 mg/L d’anthocyanes, contre 100-150 mg/L sur la Syrah (source : Institut Français de la Vigne et du Vin, IFV).

Comportement en assemblage

Majoritairement, les vins issus de cépages teinturiers sont associés à d’autres variétés : l’intensité colorante s’accompagne parfois de tanins un peu rustiques, d’un profil aromatique spécifique (évocations de prune, herbacé, voire parfois des notes terreuses ou animales si non maîtrisé), et d’une acidité assez prononcée.

En assemblage, la proportion de raisin teinturier dépasse rarement 5 à 15 % du volume total. Certains domaines utilisent les cépages teinturiers en mono-cépage (notamment en Géorgie, avec le Saperavi), mais cela reste rare en France ou en Espagne pour des vins haut de gamme.

Diversité des cépages teinturiers dans le monde

  • Alicante Bouschet (France, Espagne, Portugal) : C’est le plus planté, encore très présent dans l’Alentejo portugais, où il entre dans l’assemblage de grands vins de garde (Ex. Herdade do Mouchão). En 2019, 22 000 ha y étaient recensés (source : Wine-Searcher).
  • Saperavi (Géorgie, Russie) : Cœur des vins rouges géorgiens comme le Mukuzani ou le Kindzmarauli, souvent vinifié en amphore (kvevri).
  • Dunkelfelder (Allemagne) : Croisement à visée colorante, utilisé dans le Baden et le Palatinat.
  • Rubired, Royalty (Californie) : Engendrés par le croisement de teinturiers anciens, massivement utilisés pour renforcer la couleur de vins de table et… de jus de raisin !

Ancrage historique et déclin relatif en France

La success story des cépages teinturiers a pris son envol après l’arrivée du phylloxéra en Europe (fin XIXe siècle) et lors de la reconstitution des vignobles. Très productifs, résistants, adaptés à la vinification de masse, ils ont été plébiscités dans nombre de régions à la recherche de rendement et de « vin de soif » coloré.

Aujourd’hui, la tendance s’inverse. La qualité prime sur la quantité et la couleur intense : retour aux variétés locales, réduction des rendements. Les surfaces diminuent : en 1990, il restait 16 000 ha d’Alicante Bouschet en France, contre moins de 4 000 ha en 2020. Des exceptions demeurent dans le Languedoc, dans certaines coopératives espagnoles ou portugaises.

Impacts sensoriels et enjeux agronomiques

Dans le verre : coloration durable, profil aromatique singulier

  • Robes intenses et stables : Un vin teinturier restera coloré bien plus longtemps. Certains scientifiques, comme ceux de l’INRAE, soulignent que la coloration « ne s’altère que marginalement après 10 ans ».
  • Structure en bouche : Les tanins sont puissants, l’acidité marquée, parfois amère si le raisin n’est pas mûr.
  • Aromatique : Cassis, prune noire, notes herbacées, parfois épicées, mais moins de complexité florale qu’un Pinot noir, par exemple. L’arôme de cépage teinturier peut être un « marqueur » dans certains assemblages.

Au vignoble : force et limites

  • Résilience : Bon comportement face à certains stress hydriques ou maladies, mais sensible à la pourriture grise en pleine maturité.
  • Productivité : Peut atteindre jusqu’à 120 hl/ha (donnée IFV) si non maîtrisé, mais la qualité en pâtit fortement.
  • Maturation : La maturité phénolique doit être atteinte à tout prix sous peine de tanins âpres et d’arômes végétaux marqués.

Usages modernes et perspectives

Si les cépages rouges classiques restent essentiels pour la grande diversité du monde viticole, les cépages teinturiers connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt, en particulier pour répondre à des problématiques climatiques et agronomiques :

  • Adaptation au changement climatique : Ces cépages poussent vite, résistent mieux à certains stress, et la densité colorante permet d’offrir une stabilité au vin même dans des conditions difficiles.
  • Innovations oenologiques : De jeunes vignerons expérimentent des cuvées « naturelles » 100 % teinturier, avec des macérations carboniques, des élevages longs, voire des vins orange teinturiers dans le Caucase.

Un enjeu actuel : marier puissance colorante et finesse aromatique. La recherche d’équilibre entre l’originalité d’un cépage teinturier et la complexité gustative d’autres variétés – voilà un axe d’avenir pour la viticulture innovante.

Un regard vers la diversité viticole et les saveurs de demain

En décortiquant la distinction fondamentale entre cépage rouge classique et teinturier, on perçoit combien la « technologie naturelle du raisin » demeure essentielle pour l’œnologie moderne. Les cépages teinturiers, longtemps cantonnés au rôle de renfort, pourraient, face aux bouleversements climatiques et aux nouvelles tendances de consommation, entrer dans un nouvel âge d’or. Sauront-ils dépasser leur réputation de « fortifiants colorants » pour inspirer une nouvelle génération de vignerons et d’amateurs de vins ? Seul le futur, dans la lignée des Saperavi et des Alicante Bouschet, nous le dira.

Pour aller plus loin