À la découverte des cépages rouges autochtones d’Argentine : histoire, origines et renaissance

Que signifie "cépage autochtone" en Argentine ?

En Argentine, l’histoire viticole s’est façonnée autour de cépages importés d’Europe à partir du XVIe siècle. Cependant, certains de ces cépages, implantés durablement, se sont profondément acclimatés au terroir sud-américain, donnant naissance à des variétés modifiées ou évoluées localement, que l’on peut qualifier d’"autochtones" dans le contexte du pays. D’autres, plus rares, sont issues de mutations ou de croisements naturels en Argentine même.

  • Les "cépages originaires" ou criollas sont nés de croisements spontanés à partir de vignes importées.
  • Le terme « autochtone » désigne ici les variétés ayant évolué en Argentine pendant plusieurs générations ou n’existant nulle part ailleurs sous la même forme.

Une nuance essentielle à comprendre car, contrairement à d’autres pays, l’influence européenne demeure omniprésente, mais la définition d’autochtonie s’appuie sur la réalité culturelle et agronomique locale.

La famille des cépages Criollos : un patrimoine méconnu

La notion de cépages criollos (criollo signifiant « issu du Nouveau Monde ») désigne ces variétés ayant évolué en Amérique du Sud, particulièrement en Argentine, à partir de vignes originellement européennes – majoritairement espagnoles – introduites dès le XVIe siècle par les colons. Le flux de migration des cépages a favorisé l’expression d’un patrimoine génétique unique.

La Criolla Chica (Mission)

  • Origine : Mutation locale du Listan Prieto espagnol (ou Palomino Negro).
  • Histoire : Arrivée avec les missionnaires espagnols vers 1556 ; ce fut le cépage dominant en Argentine jusqu’au XXe siècle.
  • Caractéristiques : Baies rose-rouges à pellicule fine, donnant des vins pâles, souples, frais, souvent avec des notes fruitées douces et un taux d’alcool modéré.
  • Surface : Environ 14 000 hectares plantés, mais en décroissance régulière depuis les années 1960 (source : INV, Instituto Nacional de Vitivinicultura).

Criolla Grande : la plus plantée des criollos

  • Origine : Hybride probable de Criolla Chica et Muscat d’Alexandrie.
  • Spécificité : Baies plus grosses et à la couleur plus intense que la Criolla Chica ; traditionnellement utilisée pour les vins de consommation courante et les vins rosés ("rosados populares").
  • Après le Malbec, la Criolla Grande est le cépage le plus planté d’Argentine avec près de 18 000 hectares (INV, 2022).
  • Profil : Vins légers, peu tanniques, arômes de fraise et de framboise, souvent bus jeunes.

Cereza : le "cépage du peuple"

  • Origine : Croisement naturel identifié avec la Criolla Chica et le Muscat d’Alexandrie.
  • Utilisation : Destiné surtout à l’élaboration de vins de table simples, occasionnellement de vins effervescents.
  • Superficie : Environ 25 000 hectares (INV, 2023), principalement dans les provinces de Mendoza, San Juan et La Rioja.
  • Pourquoi "Cereza" ? Pour la couleur cerise éclatante de ses baies, à la peau épaisse, résistante à la sécheresse.

Selon la base de données Vitis International Variety Catalogue (VIVC), ces cépages représentent ensemble plus de 25% du vignoble argentin, bien plus que tous les cépages internationaux (hors Malbec).

D’autres cépages rouges nés sur le sol argentin

Au-delà de ces criollos majeurs, d’autres cépages rouges autochtones, souvent méconnus, composent ce vignoble à l’identité bien locale.

  • Torrontés Noir : Petite production, fruit d’un croisement local entre le Moscatel et la Criolla Chica, il subsiste dans quelques vieilles parcelles du nord-ouest. À ne pas confondre avec le Torrontés Riojano (blanc).
  • Pedro Giménez Colorado : Mutation à baies rouges du Pedro Giménez (plus couramment blanc), ce cépage se trouve dans quelques vieilles vignes de San Juan et Mendoza, mais n’est presque plus vinifié aujourd’hui.
  • Chinche : Très rare cépage issu d’une mutation ancienne, cultivé autrefois en Patagonie, aujourd’hui quasiment disparu.

L’ensemble de ces variétés, descendants ou issus de mutations locales, sont devenus emblématiques des « vignes historiques » d’Argentine.

Mutations et croisements naturels : des origines fascinantes

Le phénomène d’évolution des cépages autochtones en Argentine illustre toute la capacité d’adaptation de la vigne à un nouvel environnement. Depuis la conquête espagnole, le vignoble a été soumis à une pression climatique rude (sécheresse, soleil intense, sols alluvionnaires pauvres), provoquant l’apparition de mutations spontanées, par exemple sur la Criolla, mais aussi l’émergence de cépages hybrides naturels.

  1. Absence de phylloxéra jusqu’aux années 1990 : la quasi-totalité des vignes étaient franches de pied, favorisant les mutations plutôt que les replantations.
  2. Croisements spontanés grâce à la promiscuité de milliers d’hectares, notamment dans les hautes vallées andines.
  3. Acclimatation séculaire favorisant une adaptation physiologique unique (tolérance à la sécheresse, acidité naturelle, résistance au mildiou).

Des recherches menées par l’INRAE Bordeaux et la Universidad Nacional de Cuyo ont démontré qu'en matière d’adaptation, ces variétés autochtones résistaient mieux aux extrêmes climatiques que la majorité des cépages importés récemment (source : ResearchGate).

Le renouveau des cépages autochtones dans la production argentine

Pendant plusieurs décennies, l’engouement mondial pour le Malbec a relégué les cépages criollos et autres autochtones au rang de vignes utilitaires, produisant des vins de masse ou de table. Cependant, depuis la fin des années 2000, une redécouverte s’opère grâce à une nouvelle génération de vignerons, décidés à explorer l’identité patrimoniale de leurs cépages historiques.

Des vins de terroir singuliers

  • Vins de soif modernes : vinifications en douceur, extraction minimale, recherche de buvabilité et d’authenticité.
  • Microvinifications dans la Cordillère, notamment à Mendoza (Valle de Uco), Salta ou San Juan.
  • Des domaines emblématiques : Bodega Chakana, El Porvenir de Cafayate ou Durigutti Familia sont parmi les précurseurs de ce retour aux sources.

L’appellation « Vinos de Criolla » a même émergé ces dernières années, désignant des cuvées issues à 100% de variétés autochtones : des vins frais, peu assis sur l’élevage boisé, recherchés pour leur digestibilité et leurs arômes primaires éclatants.

Chiffres récents et enjeux économiques

  • Moins de 4% de la production totale de vins rouges en 2022 était issue de cépages criollos purs, mais leur croissance en volume dépasse 12% par an depuis 2017 (INV, rapport 2022).
  • Des exportations, encore faibles, mais qui progressent, alimentant la demande pour des vins singuliers, fruits de l’histoire viticole argentine.

On note aussi que de nombreux producteurs misent désormais sur des pratiques agricoles patrimoniales, parfois bio ou non irriguées, redonnant toute leur place à ces cépages adaptés au climat argentin.

Anecdotes et curiosités : l’esprit d’innovation argentin

  • Une parcelle classée monument historique : Le vignoble de La Criolla à Mendoza abrite certaines vignes de Criolla Chica plantées dans les années 1890, toujours productives.
  • Des cépages issus de mutations naturelles uniques au monde : L’ADN de la Criolla Grande argentine présente des différences notables avec ses géniteurs espagnols, preuve de son évolution locale (Source : U. Cuyo/CONICET, 2018).
  • Le retour du vin orange "criado en tinajas", élaboré par macération prolongée de cépages criollos dans d’immenses jarres d’argile, revisitant les pratiques du XVIIIe siècle.

Perspectives : un patrimoine en quête d’une reconnaissance renouvelée

Avec l’intérêt croissant pour les vins de terroir et de cépages oubliés sur la scène internationale, les vignerons argentins ont désormais à cœur de préserver, explorer et promouvoir leurs variétés autochtones. Si la quantité reste modeste, la diversité ampélographique est, elle, remarquable : selon l’INV, plus de 25 cépages rouges identifiés en Argentine ne sont présents nulle part ailleurs sous le même nom, ni dans la même typicité.

  • Sensibilisation des consommateurs : campagnes éducatives visant à faire connaître les vins de Criolla ou Cereza, associés aujourd’hui à des producteurs réputés et des restaurants gastronomie fine.
  • Classements patrimoniaux : reconnaissances officielles de "vignoble patrimonial" pour les plus vieilles parcelles de cépages criollos.
  • Accords mets-vins innovants : introduction en sommellerie de vins de Criolla sur des cuisines fusion, preuve de leur versatilité.

L’Argentine, bien au-delà de son star-système Malbec, se redécouvre ainsi à travers ce patrimoine génétique unique, témoignant d'une histoire où la vigne s’est fait argentine, entre traditions ancestrales et élan novateur. Pour les amateurs de vins sincères, singuliers et porteurs d’une histoire, plonger dans l’univers des cépages autochtones rouges d’Argentine, c’est ouvrir une porte sur un héritage vivant et en pleine effervescence.

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